Décembre 2007, l’Hiver est froid et morne dans la ville natale du Hip Hop. New-York ne brille plus comme la capitale mondiale du rap game, il ne reste plus qu’un terrain délavé depuis que les vagues Dirty South ont déferlé à répétition aux Etats-Unis jusqu’aux côtes européennes. Les beefs à profusion ont remplacé l’esprit de compétition, les tensions règnent au sein de chaque camp, les pionniers tentent tant bien que mal de rester dans le coup, les MCs hot il y a quelques années se voient claquer la porte au nez par les majors et les rappeurs en perte de buzz sont condamnés à survivre sur le marché des mixtapes ou en indépendant…
La situation est critique sur la Côte Est, New York est devenue en quelque sorte un vaste champ de ruine et ses principaux représentants peinent à sortir le Hip Hop de sa profonde léthargie. L’ambiance y est tellement pessimiste et tendue, que même le grand retour du Wu-Tang Clan, l’un des plus grands groupes mythiques que la scène Hip Hop ait engendré, n’a guère pu éclaircir de son sceau le ciel voilé par cette grande dépression rapologique. Pire, cette institution reconstituée a tourné au fiasco et a subi une crise interne sans précédent…
Revenons plusieurs mois en arrière. C’est dans ce contexte morose et cendré que l’abbé RZA a convié au Printemps 2007 ses guerriers Shaolin pour une ultime réunion du Wu-Tang Clan, sept années pile après qu’ils aient planté leur Iron Flag. U-God fut un des premiers à répondre à l’appel, une démarche surprenante de la part de celui qui avait ardemment critiqué le chef d’orchestre par le passé. Pratiquement tous les membres et d’autres Wu-affiliés sont revenus de leurs campagnes respectives pour reformer le clan du Wu-Tang, Ghostface Killah fut le dernier retardataire à rejoindre en Juillet le studio d’enregistrement à la hâte. Tous, sauf le regretté Ol’Dirty Bastard, dont le corps et l’âme demeurent non loin de Staten Island, dans le panthéon du Hip Hop, depuis qu’il nous a quitté cette sale journée du Samedi 13 Novembre 2004. Pour des raisons que nous ignorons mais que nous respectons, il n’y a pas de couplet posthume du MC le plus attachant et cinglé du rap.
À vrai dire, le mystère autour de la conception de ce nouvel album brouille les pistes et des informations concrètes finissent par fuser parmi le lot de rumeurs, comme celle annonçant une reprise d’un titre des Beatles et le titre de ce 5e album : 8 Diagrams, inspiré du film Eight-Diagrams Pole Fighter. Le calendrier prévoit un avènement mondial pour la rentrée, mais l’organisation en décide autrement car le groupe tourne en Europe à ce moment-là pour annoncer la nouvelle. Malheureusement, la succession de cafouillages médiatiques (contre-publicité de Ghostface pour son album, le faux extrait « Watch Your Mouth » dispo sur le Net…) et les délais repoussés à maintes reprises (notamment à cause du film American Gangster dans lequel RZA joue un second rôle, la sortie de Big Doe Rehab de Ghost début Décembre) freinent l’engouement des fans et annihilent l’effet d’attente. Pour être honnête, aux vues des efforts nécessaires pour concevoir cette œuvre et préparer sa sortie, les embrouilles entre Raekwon et Ghostface contre RZA et Method Man (pour des motifs financiers et divergences artistiques) ont complètement entaché l’image d’un collectif qui se voulait être un exemple d’union fraternelle, comme à leurs débuts en 1993, et pas comme huit individualités.
Nous n’allons pas tergiverser davantage sur ce semblant d’esprit collectif, soudé par des accords financiers (plus ou moins résolus…), pour se consacrer à cette équipée fantastique qu’est 8 Diagrams. Le décor est aussitôt mis en place par des chants gospel d’une profonde tristesse, pour accompagner le briefing autour d’un feu de camp (« Campfire »). Trois hommes éclairés par les flammes sont assis à discuter d’un plan de reconquête des territoires abandonnés : le technicien Method Man, Ghostface Killah l’assassin masqué et la garde rapprochée, l’intérimaire Cappadonna. L’ordre de mission vient d’être prononcé, avec pour objectif principal : faire du son Wu à l’ancienne (« Take It Back »). La production (assistée par Easy Mo Bee) est basique mais efficace, utilisant une boucle dépouillée passée en continu. Le chef Raekwon commence les hostilités et accorde sans mal son flow imperturbable grâce à la fluidité de sa diction. Il est suivi de près par le rebel Inspectah Deck et Ghostface à nouveau. La paire U-God et Meth s’occupe conjointement du refrain et chaque passage de micro est marqué par des phases de scratches.
Le déploiement de leur stratégie d’attaque se poursuit avec « Get Them Out Ya Way Pa », avec Method Man aux avant-postes. Les commandements sont prononcés par Rae et Ghost, U-God et l’exécuteur Masta Killa font leur entrée en matière efficacement dans la bataille, sur un beat style Shaolin accentué par de la basse acoustique et une mélodie typiquement orientale. Une fois débarrassés de leurs ennemis et le chemin dégagé, Raekwon amorce une percée monumentale dans la défense adverse, celle d’une armée de bêtes sauvages à la course inarrêtable sur « Rushing Elephants ». RZA et son génie de frère GZA sont les instigateurs de cette stratégie offensive et Masta Killa en embuscade achève le travail. L’instrumental très symphonique convient parfaitement à ce récit épique, non sans évoquer (et sans égaler) leur terrible « Do You Really » il y a huit ans de cela. Voici comment en quatre mouvements les huit membres du Wu-Tang Clan sont partis camper leurs positions comme sur un échiquier, avec déjà les deux seules parades combinées de 8 Diagrams.
Quand soudain Ins the Rebel et le RZA s’échappent dans un soubresaut en lançant un assaut surprise avec « Unpredictable »,sans créer l’anarchie comme le faisait ODB. Les quatre minutes d’alerte sont plus insoutenables pour les oreilles que le suspens tenu, ceci à cause des martèlements incessants de violons ainsi que la guitare électrique surjouée. Le champ de bataille est leur.
Place maintenant à l’accalmie avec « When The Heart Gently Weeps », peut-être l’un des plus beaux morceaux de rap de ces dernières années. Dire qu’un rap est ‘beau’ se justifie pleinement par l’émotion qu’il procure. Dès les premières secondes, des frissons parcourent le corps quand John Frusciante (des Red Hot Chili Peppers) gratte sa guitare électrisante et la divine Erykah Badu chante le refrain sur cette réinterprétation de « Gently Weeps » des Beatles. Le trio Method Man, Ghostface et Raekwon pose des textes hardcores autour de la drogue et ses effets dévastateurs, ce qui contraste totalement avec la beauté de la musique et sa douce mélodie. Difficile à croire qu’il s’agisse d’une chanson Hip Hop tellement c’est magnifique.
RZA ne finit pas de nous stupéfier, le morceau suivant réserve d’autres mélanges jusque-là inimaginables. « Wolves » marie des airs de cuivres mexicains avec des chœurs fantomatiques, plus un refrain psychédélique offert par le demi-Dieu du P-Funk, George Clinton. Plus dangereux que des chiens enragés, U-God et Meth se lâchent sauvagement, comme des crève-la-faim, par contre Masta se retrouve en retrait niveau performance. « Gun Will Go » renoue à nouveau avec les traditions du Wu-Tang, grâce à un instrumental au beat minimaliste et une grosse basse bien grave en fond pour accentuer ce côté lugubre et dark. La combinaison Raekwon/Method Man/Masta Killa nous immisce dans cette ambiance délétère avec leurs flows posés et graves.
Peu avare de se retrouver au sommet de son art à la production, RZA s’octroie le droit d’un morceau solo, « Sunlight ». L’architecte sonore du Wu-Tang Clan part dans un délire slam (ou spoken-word pour les anglophones) mystique et spirituel, bref énigmatique tout comme le personnage. Mais les éloges sur son renouvellement stylistique s’arrêtent là, « Stick for my Riches » (co-produite par DJ Allah Mathematics) met du temps à démarrer, la faute à une longue intro chantée par Gerald Alston, ensuite repris au refrain par Method Man, décidément pas prêt de laisser aux autres le premier couplet. Deck, RZA et GZA prennent le relais pour parler à leur tour des affres de la célébrité.
Les divers centre d’intérêts classiques passent en revue ; après l’argent, les femmes sur « Starter » qui reprend le même beat que « Certified Samurai », extrait de la bande originale d’Afro Samurai intégralement réalisée par RZA lui-même. Arrangé dans une tendance soulful, notamment grâce au refrain de Sunny Valentine et Tash Mahogany, ce wu-banger introduit par Streetlife (le protégé du Ticalion) dispose d’un très bon couplet de GZA. Mais le manque d’inspiration de RZA se confirme sur « Windmills », qui sample le fameux « Bang Bang » de Nancy Sinatra, révélé sur la BO de Kill Bill dont il était encore une fois le responsable. Quatre membres du Wu, plus Cappadonna, s’illustrent sur ce titre, en particulier Raekwon qui laisse exprimer son alter-ego Lex Diamond. RZA & GZA sont justement les derniers à rengainer leurs sabres sur « Weak Spot ».
8 Diagrams s’achève avec « Life Changes » un très bel hommage à Russel Jones. Les membres du Wu-Tang Clan, à l’exception de Ghostface Killah (dont l’absence demeure inexcusable comme injustifiée) se recueillent à tour de rôle devant la sépulture dédiée à Ol’ Dirty Bastard. Les MCs partagent leur peine, saluent humblement ODB une dernière fois, expriment leurs regrets et leurs sentiments sur la perte de cet être irremplaçable. En piste bonus a été rouverte la « 16th Chamber », histoire de se rappeler les bons souvenirs des excentricités d’ODB.
Mais il est impossible de cacher notre amertume à bien des égards, d’abord au sujet de la coopérativité artificielle des rappeurs sur certains titres et de la mutinerie de la part de Raekwon et Ghost, peu enclins à se laisser diriger par le chef d’orchestre RZA. Celui-ci réussit pourtant un tour de force magistral en renouvelant le son du Wu-Tang d’une manière plus acoustique et harmonieuse en gardant intact l’identité sonore et les coutumes du groupe, ce côté dark et spontané, ces extraits de films d’art martiaux qui évoquent indéniablement leur classique inégalable Enter the 36 Chambers.
En dehors de RZA, qui a réussi à mettre ses troupes au diapason, Method Man est le membre le plus impliqué sur 8 Diagrams et se retrouve souvent le premier à se lancer dans le feu de l’action, contrairement à Ghostface qui disparaît aussi vite que ses apparitions sont remarquables (quatre au total ainsi qu’un refrain). GZA et Raekwon restent égaux à eux-mêmes, c’est-à-dire très bons, U-God toujours aussi brut, toutefois Inspectah Deck ne donne pas l’impression d’avoir évolué et Masta Killa pas assez audible. Au tomber de rideau, nous ne savons pas trop quoi penser de ce 5e opus et l’avenir du Wu-Tang Clan semble semé d’embûches.
Bon chronique d’un album magistral.
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très bon album, malgré la legereté des flows.mini classique.je deplore juste l,attitude eadicale de raekwon et du ghost que j,adore.
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Je ne note plus en /20 maintenant, faut pas multiplier par 5 lol J’ai un autre système de notation qui permet de noter plus largement maintenant.
Pis si j’ai mis cette note, c’est surtout l’émotion et l’ambiance que me procure ce disque.
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Très bonne chronique comme à ton habitude mais par contre c’est bizarre car tu lui met 18/20 ce qui approche du classique mais tu ne ventes pas tellement l’album.
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