Je suis Hip Hop, et voici mon testament.
Je suis un mouvement, un courant, un art, une culture, un état d’esprit, une nation, un royaume, un temple, et une musique de la rue, faite de toutes les musiques. Mes parents sont la Soul, le Funk, le Reggae, j’ai quelques frères et sœurs plus jeunes ou âgés, comme l’Electro, le R&B, le Trip Hop… Je suis né quelque part à New-York, je ne sais plus très bien quand exactement au début des années 80, quand mon père Kool Herc est arrivé avec seulement des platines et un micro. C’est de là que tout est parti, de mon foyer, le Bronx : le rap, les Djing, le sampling, les battles, le breakdance, le graffiti… J’ai grandi depuis les bas quartiers de façon exponentielle, sans limites artistiques ou géographiques (Eastcoast, Westcoast, Dirty South…), dépassant les frontières du pays où je suis apparu pour conquérir l’Europe, l’Afrique, l’Asie… avec un message : unity, peace, love and having fun. Durant mes débuts, je me suis senti marginalisé, décrié avant de finir par être accepté. Les ventes de disques aidant, je me suis humblement auto capitalisé grâce au rap, jusqu’à mon âge d’or dans la première moitié des années 90. Malheureusement après cette période faste et riche en classiques, l’industrie musicale a voulu me racheter et me formater, ce qui a créé comme un schisme, qui m’a désagrégé en me rendant commercial d’une part, et me séparant de mes racines soi-disant trop underground ou conscientes. L’argent est dès lors devenu poison et a commencé à agir sur la matrice du rap game tel un cancer, alors que les médias me portrayaient et me stéréotypaient plus ‘bling bling’, plus ‘gangsta’, plus macho, bref plus attrayant. Hélas, en me salissant les mains, j’ai délaissé de MCs passionnés et activistes malgré moi, condamnés à se faire un nom pour eux-mêmes ou s’essayant à de nouvelles alternatives, pour des businessmen égocentriques. J’ai vu dans les dernières années de ma vie nombre de mes enfants en train de perdre ce message et cette ambition véritable, allant même jusqu’à s’insulter et ternir ma propre image, qui n’est que le reflet des figures emblématiques que j’ai engendré. Paradoxalement, je ne me suis jamais autant senti ouvert et diversifié, omniprésent, omnipotent… Malgré tous ces efforts, mon âme se perd lentement.
Je tiens particulièrement remercier mes disciples et élèves les plus fervents et fidèles, emcees, producteurs, disc-jockeys, les gens partout dans le monde qui m’aiment pour ce que je suis, de Kool Herc (mon géniteur) et Afrikaa Bambaataa à Jay-Z en passant par KRS-One ou Dr Dre, tous ceux auxquels je vis à travers, et plus spécialement l’un des plus doué de sa génération, celui qui s’appelle Nasir Jones et à qui je suis lié à la vie, à la mort. Je l’ai connu depuis sa naissance avec le chef d’œuvre Illmatic, vu grandir avec It was Written, et bien que son adolescence artistique ne fut pas glorieuse, il a su affirmer sa matûrité sur Stillmatic jusqu’à me demander en mariage sur Street’s Disciple, témoignage de son engagement irrévocable et entier. Je voudrais en guise de legs, le voir me représenter au mieux pour annoncer ma mort imminente à la face du monde avec Hip Hop is Dead. La date d’échéance pour cette mission était donnée pour le 19 Décembre 2006, et sa tâche n’a pas été une partie de plaisir. Le but ultime pour cet opus était l’union. Dans un premier temps, Nas se devait de fraterniser avec son frère ennemi Jay-Z, qui lui a tendu la main avec un contrat chez Def Jam Records, le label qui m’a rendu célèbre pendant deux décennies. Ensuite il a fallu choisir pour mes obsèques des personnalités représentatives de mes valeurs et mon honneur. Outre Jay-Z, tu as collaboré avec ton producteur et ami de longue date, L.E.S., ainsi que mon meilleur élément, celui qui instrumentalise d’une main de maestro à la précision chirurgicale, Dr Dre. Lorsque le docteur est présent, ses poulains ne sont jamais loin. Il y a Scott Storch, le musicien darwiniste, The Game, qui a réalisé un documentaire sur ma vie, et Snoop Dogg, qui a fièrement réunifié la côte ouest. Kanye West a répondu au faire-part, avec toute sa classe de Louis Vuitton Don, mais la surprise vient de la participation de Will.i.am, malgré toutes les différences et l’adversité, le meneur des Black Eyed Peas est là en renfort pour mon salut. Sa femme Kelis Jones joue le rôle de la rose noire avec à côté, le basketteur Chris Webber pour qui je suis sa seconde vocation. Tout ce monde venant de milieu et d’univers différents, ici présents pour la même cause.
Il n’est plus question de course au trône ou d’afficher ses motivations en se mesurant à d’autres MCs, il s’agit en vérité pour Nas de tirer la sonnette d’alarme. Sa première action directe a été de prendre en otage les radios et les DJs publicitaires avec « Hip Hop is Dead », où Will.i.am revoie le même sample que « Thief’s Theme », dans une version mainstream tout en incrustant des passages de beats old school. Vient la question de savoir qui sont les coupables présumés m’ayant engrainé dans cette gangrène sur « Who Killed It ? ». Nas joue avec les effets vocaux, en transformant sa voix comme sur son précédent opus, tandis que Will ressort les vieux kits de batterie à la Run DMC. Lyriciste accompli et perfectionniste, il fait référence dans ce storytelling à de nombreux classiques m’appartenant, avec les rimes suivantes par exemple : « He only hangs with the Criminal Minded/ Says you guys did it DoggyStyle is he lyin’/ She says, ‘Walk This Way I’ll tell you a Children’s Story’ ». Nas le MC surdoué mais en plus producteur, assisté par son collègue Salaam Remi, pour répondre à une seconde question substantielle : « Where Are They Now ? ». Dans cette longue liste de « name-dropping », sont portés disparus, reconvertis ou écartés du système : Tim Dog, Buckshot, Rakim, Roxanne Shante, Father MC, King Tee, Lord Finesse, EPMD, Kriss Kross, Fu-Schnikens… Le sort a voulu que l’auteur du sample utilisé ait lui aussi disparu il y a peu, puisqu’il s’agit de mon précurseur et une grande source d’inspiration, le Godfather of Soul James Brown. Bien triste nouvelle… Mais la vie continue, et il faut porter ma responsabilité sur des épaules solides. Sur « Carry On Tradition », Nas rappelle qu’il ne faut pas nécessairement penser à ce que je peux apporter aux artistes, mais ce que les artistes peuvent faire pour moi, Hip Hop. Mes principes doivent être inculqués aux générations futures qui s’inspireront de moi, pour me faire revivre qui sait…
Nasir Jones, le disciple de la rue, celui qui se prénomme fils de Dieu, a-t-il besoin de réaffirmer sa grandeur? Il représente bien l’essence même du Master of Ceremony, celle du personnage qui a constamment le besoin de se mesurer aux autres à coups d’attaques verbales sur microphone pour défendre son statut d’intouchable avec « You Can’t Kill Me ». Une seule personne a osé le défier, le temps d’une lutte fratricide pour la couronne, à l’aube du 3e millénaire. J’aime ce genre de compétition, surtout lorsqu’au final, cela se conclut par un geste événementiel : une paix. Jay-Z et Nas ensemble, deux militants à ma solde, luttant pour ma nation, ce n’était qu’un rêve il n’y a pas si longtemps encore. Ensemble, ces deux emcees exceptionnels pour la première fois sur un morceau, le majestueux « Black Republican », voici un beau cadeau d’adieu qui m’a été offert. Il en a fallu du temps pour en arriver là quand même, mais comme on dit, mieux vaut tard que jamais. Tout comme une déclaration à mon égard, une fois de plus n’est jamais de refus. « Can’t Forget About You », et cette boucle du classique « Unforgettable » empruntée à Nat King Cole merveilleusement découpé par Will.i.am, où je suis personnifié par la voix soulful de Chrisette Michelle, je n’en demandais pas mieux. Je sens un Nas vraiment nostalgique, souriant au passé, lorsqu’il se remémore mes meilleurs moments de ma carrière sur cette chanson. Pour rester dans ce même registre « sample de soul », je voulais parler bien sûr d’un expert en la matière, Kanye West, qui lui aussi recrée de belles œuvres à partir d’anciens chef d’œuvres. C’est devenu une personne importante dans mon milieu. Ici, Kanye offre à Nas deux instrus de valeur, dont le laid-back « Still Dreamin’ », sur lequel il pose son refrain ainsi qu’un couplet.
Même Scott Storch a usé du sampleur, et c’est chose rare pour être dite, ceci pour mettre en boucle « After The Dance » de Marvin Gaye, pour le duo avec un Snoop Dogg en pleine forme, « Play On Playa ». La hache de guerre avec la côte ouest est belle et bien enterrée depuis une dizaine d’année, petit rappel sur « Hustlers » : Nas a été le premier rappeur de la côte est a avoir collaborer avec Dr Dre (qui produit ce morceau), ce qui a debouché ensuite sur le projet The Firm. Avec The Game, cet écorché vif de Compton, je vois là un bel exemple de ce que peut être un gangsta rap sans ce côté glamour et clinquant, sans faire l’apologie de la violence. Seul compte le respect. Que lui reprocherà vrai dire, à part les mauvaises langues qui disent qu’il n’est plus ghetto ou n’a pas de crédibilité. C’est son choix après tout, d’aller de l’avant et ne pas revenir en arrière, si ce n’est dans mes souvenirs. Il justifie son point de vue sur « Not Going Back avec sa femme Kelis, et il faudra l’accepter. Et si d’autres venaient encore à contester son propre talent, l’acapella « Hope » suffira par mettre tout le monde d’accord, juste avec des rimes assassines et un flow inégalé. Dans sa globalité, Nas offre avecHip Hop is Dead un discours cohérent à mon sujet, en ajoutant évidemment sa vision de moi. Et c’est peut-être cela ce qu’il faut retenir de cet album, cet hommage dont il s’est acquitté et cette funeste réalité.
Peut-on dire que Nas fait revivre le rap de New-York ? Non, mieux que cela, il remet momentanément au goût du jour ma musique originelle, celle d’où je viens. Mes jours sont comptés, et je suis ravi de voir que Nasir Jones ait pu parachever ma destinée à temps, je peux enfin mourir tranquille. Je m’en vais rejoindre mes grand-pères James Brown, Ray Charles,… et mes fiers enfant-soldats Notorious BIG, 2Pac, Big Pun, Jam Master Jay,… Je vais m’en aller, comme le Rock’n Roll avant moi, lorsque Lenny Kravitz a chanté « Rock’n Roll is Dead ». Il reste que je survivrai encore et toujours tant qu’il y aura de la musique, et dans le cœur et l’âme de mes enfants et des amateurs, qui continueront à perpétuer mon œuvre et ma mémoire, plus vivante que jamais.