Depuis le debut de l’année 2006, bon nombre de rappeurs sudistes ont fait exploser les scores de ventes, comme Chamillionaire, Lil Wayne et T.I. qui sont tous trois disques de platines, et dans une moindre mesure Juvenile, Yung Joc et Rick Ross qui eux affichent leurs disques d’or (comme leurs dentiers). Bref le tsunami Dirty South ne finit pas de faire des dégâts considérables dans le rap game, et occulte littéralement les côtes ennemies est et ouest, dont les plans de reconquêtes n’aboutissent pas hélas malgré des très bonnes sorties. La faute peut-être aux majors et gros labels qui misent tout ce qui vient du sud pourvu que ça rentabilise, et à cet homme dont il est objet dans cette très longue chronique.
Chronique originale écrite le 20 Octobre 2006
Après une courte pause cinématographique (Hustle & Flow et Collision) et quelques coups de pouce pour ses artistes (Shawnna et Field Mob) signés sur Disturbing Tha Peace, Ludacris revient se lancer dans la course au titre grâce à une ambition et une volonté inébranlables. Redoutable challenger et perfectionniste, Christopher Bridges, 28 ans, poursuit l’évolution artistique avec Release Therapy (DTP/Def Jam/Barclay), vers une maturité plus affichée. Manifestement, notre rappeur préféré d’Atlanta souffrait de l’image que les médias lui ont associé, celle de la personne qu’on aime ne pas prendre au sérieux. Alors plutôt que s’autocaricaturer, Luda marque un pas décisif dans sa carrière avec ce 5e opus. Une étape importante qui s’est décrite physiquement par le rasage de ses dreadlocks, comme l’a fait précédemment Busta Rhymes avant la sortie de son Big Bang. Bref, inutile de cacher non plus que Release Therapy est une réaction directe à King de T.I., car si ce dernier a préféré assouvir ses envies de grandeur, Ludacris le prend à contrepied avec humilité en jouant la carte de l’expérience et de l’introspection (son air pensif sur la pochette en dit long).
Une des curiosités de cette nouvelle cuvée 2006 de Ludacris, c’est que la tracklist a été assemblée de manière intelligente, où les morceaux adjacents se regroupent par paires. D’où l’idée de structurer les paragraphes de l’article en fonction des couplets de chansons. A commencer bien évidemment avec l’intro « Warning » qui met d’entrée les poings sur la table avec panache. Certaines mauvaises langues auront beau dire que Luda a un trop plein d’égo à évacuer en récapitulant son curriculum vitae, il reste néanmoins la vraie valeur sûre du Dirty South et son palmarès impressionnant : cinq disques tous platines ou multiplatines, sans compter celui-ci en devenir (il est déjà disque d’or à l’heure où ces lignes sont tapées). Aucun autre rappeur sudiste solo n’a fait mieux. Peut-on parler de compétition à ce niveau-là? Oui et non, Ludacris ne fait que défendre ses intérêts. Ensuite, s’ensuit directement un « Grew Up a Screw Up » qui invite Young Jeezy pour de la pure trap music. Une réunion au sommet pour nos deux originaires d’Atlanta, qui font partie des meilleurs best-sellers de chez Def Jam, tout style confondu. Un détail à souligner déjà, Ludacris continue de faire des progrès au niveau de l’écriture, laissant de côté son côté amusant pour un franc-parler efficace.
La doublette d’après s’agit de deux titres produits par les Neptunes. Le premier passe en ce moment même un peu partout sur les ondes radio, MTV et compagnie puisqu’il s’agit du hit « Money Maker ». Le beat tribal et exotique correspond bien au style de Luda, assisté par (que vous le vouliez ou non) Pharrell Williams pour le refrain passe-partout et facile à retenir. Le truc frappant, que certaines personnes qui regardent fréquemment M6 auront peut-être décelé, ce sont les trompettes qui font bigrement penser à celles du générique de la série Kaamelot. Soit. « Girls Gone Wild », la seconde prod neptunienne, passe au rapport supérieur sur le plan musical et échelle de température. Pas étonnant avec un intitulé pareil, qui évoque tout le charme des filles pas très habillées qui remontent la pulpe de leurs fessiers huilés sur un rythme uptempo et des textes pornosensuels. Pas de doutes, les Neptunes sont de retour et en bonne forme, non plus pour figurer dans les crédits des livrets d’albums en manque de publicité.
Inévitablement, on a droit à de (deux) gros morceaux typiquement Dirty South (sans grosse évolution majeure), mais rien de Crunk histoire de rassurer les oreilles fébriles. « Ultimate Satisfaction » incite à faire monter le caisson de basse avec son instrumental mid-tempo très lourd, de quoi faire trembler les murs. Le truc complètement dingue, c’est que cette track sample le synthé électro hypnotique et la voix de « Satisfaction » de… Benny Bennassi (si si vous aviez bien lu, il s’agit bien du tube caniculaire qui a cartonné en 2003). Ludacris y pose un flow acrobatique et ludique comme on aime, auquel s’ajoutent ceux les voix si particulières de Shawn Jay et Smoke des Field Mob. Dans un style plus classique musicalement parlant (avec des incursions de beat ‘mitraillette’ au TR 808 signé DJ Toomp), « Mouths To Feed » parle argent, finance et des responsabilités que cela implique, c’est-à-dire en tant que père de famille et patron d’entreprise. Plus une chanson à texte en fait, comme une sorte d’antithèse au bling bling m’as-tu-vu même si Luda aime bien rappeller que c’est un ‘monster in this game’. Personne ne peut lui donner tort sur ce point.
Comme sur toutes les sorties mainstreams qui respectent (façon de parler), le R&B est de série, ici sur un doublé consécutif. Dès les premières secondes de « End of the Night », on serait tenté de passer à la plage suivante jusqu’à ce que Bobby Valentino, la star r&b vedette de DTP, vienne chanter le refrain. Voilà qui promet pour sa Special Occasion. L’instrumental intégre de bons éléments empreintés au rythm’n blues (mélodie de guitare sèche un brin latino), un son pour les lovers agréable et idéal à écouter en bonne compagnie lorsqu’on rentre de soirée. Mais ce n’est pas fini puisque R Kelly est l’invité VIP de « Woozy », pour faire semblant de rapper à côté de ce coquin de Ludacris. Le chanteur surprend pourtant par son interprétation sur le finish en poussant la voix, histoire remonter sa performance de passable à bonne. Le coup de saxophone et les notes de piano rajoutent un côté sensuel bienvenue, pour garantir une chanson au dessus de la moyenne du r&b actuel.
Place maintenant aux attaques verbales et frontales, et là ça ne rigole plus par contre. Drôle de choix d’avoir opté pour « Tell It Like It Is » comme second single officiel, mais quelle démonstration. Avec cette critique ouverte de l’industrie de la musique qui emploie le rap, Luda montre une autre facette de sa personnalité, moins marrante certes mais en contrepartie plus assagie. Pour l’anecdote, c’est sa fille qu’on entend parler sur ce titre. Quant à « War With God » (prod. Dre & Vidal), c’est clairement le morceau de la controverse qui relance la compétition. Si Chamillionnaire et T.I. se sont bien placés dans le top5 des lyricistes sudistes, Ludacris revient se placer devant eux haut la main grâce à cette fausse diss-track destinée à lui-même (selon ses dires). Pas que ses réels talents étaient insoupçonnés ou cachés, loin de là, mais Luda témoigne d’un esprit sportif et acharné que l’on connaissait mal. C’en est presque surprenant tellement il y fait forte impression.
Ludacris se met même à écrire sur des sujets sensibles et difficiles, voire personnels. Il parle de la prison sur « Do Your Time » (prod. Track Starz) qui se veut être un message d’espoir. Et qui d’autres de mieux que d’ex-detenus tels que Beanie Sigel, Pimp C ou C-Murder peuvent apporter leurs témoignages sur les conditions de détention et de la vie carcérale. Plus sensible encore, sur « Runaway Love feat Mary J Blige (pour la touche émotion), il relate des histoires vraies de jeunes filles en perdition, celles qui n’ont jamais connu leur père, des adolescentes qui tombent enceintes… Luda en arrive même de parler de vraies galères (à la première personne) sur « Slap », jusqu’à aller se prononcer dans un discours introspectif dans la joie et l’allégresse avec le gospel « Freedom of Preach ».
Notre sentiment sur Release Therapy est, comme vous avez pu le comprendre, nettement satisfaisant. Ludacris a pris pas mal de recul pour se prendre en main plus sérieusement, ce qui affecte forcément l’ambiance de l’album. Oui bien sûr, il s’inscrit dans la logique des choses au niveau humain et psychologique, ce qui ne veut pas dire forcément dans la continuité des précédents opus. Il n’y a pas de cassure non plus, juste que Ludacris devient plus MC que rappeur et franchit un cap déterminant. La prise de conscience de sa place au sein du hip hop américain et de ses propres responsabilités dans la vie ont influencé la réalisation de son dernier album, Release Therapy fait véritablement de Ludacris une référence dans le monde du rap en général.
La suite bientôt avec Theater of the Mind…