Comme tout artiste estimant atteindre un niveau déifique, Drake a su se faire attendre relativement longtemps avec Views From The 6. Lorsqu’on est l’artiste pop interprète de rap/r&b le plus vendeur d’albums digitaux de sa génération, c’est justifiable. Il faut ajouter à ce délai le litige entre son label Young Money et la maison-mère Cash Money. Le teasing fut savamment entretenu par des affiches placardés dans sa ville de Toronto, la vidéo virale de « Hotline Bling » (pour les memes hilarants inspirés de ses pas de danse amusants) et les rumeurs d’une sortie pour la mois d’Avril. VIEWS est la conclusion de cette longue attente.
Toute cette publicité n’est donc plus qu’un lointain souvenir, tels les souvenirs périssables de ses premiers opus. Phénomène étrange, les réseaux sociaux ont plus souvent évoqué ce cinquième album solo de Drake avant qu’après sa sortie. Ses auditeurs les plus dévoués se sont-ils confinés dans un rapport si intime avec ce disque au point de garder leurs pensées à son sujet? Paradoxalement, il a fait une fois de plus péter le compteur d’écoutes en streaming sur Apple Music US et écoulé en parallèle 852 000 copies physiques. VIEWS platine en une semaine, en l’an deux mille seize. La balance quantitatif/qualitatif permettra de dire si c’est le chef d’oeuvre ou la déception annoncée.
En premier lieu, Drake se met en mode QLF (‘que la famille’, NdR) avec « Keep The Family Close« . Quitte à ne plus avoir d’amis, autant se réconforter avec ses proches. Un peu déprimant comme démarrage. Comme à son habitude, le rappeur étale à travers des comptines pour adultes ses fragiles relations avec les femmes, leurs souvenirs agréables et fugaces qui deviennent peu à peu amers (« U With Me?« , « Feels No Way« , « With You« , « Faithful« , « Fire & Desire« …). On baille, on soupire, on se demande si Dreezy ferait un bon coach en séduction, s’il est bon cuisinier… restant attentif tout de même à la qualité et la propreté des productions, une constante de puis Thank Me Later. Puis il faut l’admettre, Drake chante invariablement bien et rappe juste en suivant les tendances et les rimes de ses ghostwriters. L’oreille est attirée par les samples utilisés en fond vaporeux (souvent du 90s r&b), particulièrement ceux de DMX utilisés sur « U With Me » (beau constraste), co-produit par pas moins de 6 personnes, dont Kanye West. Oui, il a samplé le rappeur hardcore DMX qui d’ailleurs ne l’apprécie pas du tout. On ne sait quoi penser non plus des quatre vers posthumes de Pimp C sur « Faithful« , pas qu’ils n’aient pas leur place (au contraire c’est bien vu), mais parce qu’on aurait mal imaginé cette légende de l’underground de Houston valider le profil du canadien de son vivant. Toujours ces questions de légitimité qui n’auront jamais leur réponse…
C’est grâce à cette enveloppe sonore du OVO Sound, son label, que VIEWS tire son épingle du jeu, grâce à ce vivier de talents (Majid des Majid Jordan sur le brillant « Summers for interlude« , Partynextdoor, le petit nouveau dvsn) et bien sûr Noah « 40 » Shebib qui est l’artisan esthète principal et le cerveau responsable de la réussite de Drake. Sans oublier Nineteen85 qui a rejoint la team production. C’est d’ailleurs lui qui a admirablement samplé Timmy Thomas« Why Can’t We Life Together » pour le single infectieux « Hotline Bling » (on rêve qu’il serve de musique d’attente au standard téléphonique). Avec Boi-1da, Drake nous propose l’atmosphérique « 9 » (un 6 à l’envers) pour représenter sa ville de Toronto. Norm Kelly, le conseiller du maire, est d’ailleurs un grand fan du rappeur et n’hésite pas à le défendre sur Twitter (ce qui est absolument comique). Histoire d’être street (pas ‘ghetto’, ‘street’), Drake parle de la rue, sa rue qui l’a vu grandir, sur « Weston Road Flow« , le tout sur un superbe sample de Mary J Blige. Il faut aller jusqu’à « VIEWS » pour retrouver un titre rap de cet acabit, avec un sample de soul pour parfumer le tout : enfin un morceau à la hauteur de la CN Tower (553m) sur laquelle il est assis sur la pochette (vive le montage). « Started from the bottom now », le vertige.
Son némésis Meek Mill devra faire un tour sur rapgenius pour déceler les rimes subliminales à son en contre sur les égotrips « Pop Style » et « Hype« . A croire qu’il digère mal le fait que le rappeur de MMG sorte avec son ex Nicki Minaj. L’aigreur dans la voix de Drizzy n’a d’égal que ce ressentiment qu’il exprime en gonflant ses biscotos. Maintenant qu’il a fait de la salle, ça fait plus crédible. Pour le paragraphe sur les potentiels singles radio, citons « Controlla« , « One Dance » et « Too Good » avec son ex/BFF/sexfriend Rihanna qui jouent la carte de la touche exotique, caribéenne pour certaines. Ces cocktails sont comme un mojito, sans alcool, sans menthe, sans sucre de canne, reste les bulles de gaz carboniques et les glaçons à moitié fondus. Et cette façon de s’exprimer comme les reggaeman sonne cliché, pas vraiment le ‘real ting‘. Malgré les efforts de Noah Shebib pour capturer les auditeurs dans son atmosphère moite et brumeuse, VIEWS manque de saveur et d’atouts, sans parler de la désertion de Popcaan et la disparition des couplets de Kanye West et le bonjour-au revoir de Jay-Z sur « Pop Style« . On retrouve également les influences trap que l’on a retrouvé sur ses derniers gros cartons digitaux IYRTTITL (la flemme d’écrire le titre en entier) et What A Time To Be Alive avec Future, seul featuring rap US vivant qui ne s’est pas absenté de VIEWS (sur « Grammys« , un autre égotrip).
Aucune évolution notable d’Aubrey Graham sur le plan personnel comme artistique. Drake commence doucement à s’auto-caricaturer. Il garde plus que jamais ce masque du gars qui en l’apparence semble confiant, souriant et qui joue parfois les faux-durs (ouaich c’est un rappeur quoi!), alors qu’à l’intérieur c’est une personne très mélancolique et profondément triste qui s’emmerde pendant la fête, comme s’il se remémorait chaque minute toutes ses ruptures. Son esprit souffre aussi de contradiction par ses efforts pour respecter la Femme en mettant « son vagin sur un piédestal » et sa volonté d’être respecté en retour pour ce qu’il est et ce qu’il veut. Il change de rôle comme de slip, pourvu qu’il ait le bon, celui du gentleman au cœur à vendre (en état d’usage avancé). S’il n’y avait qu’une rime à retenir de VIEWS, ce serait celle-ci : « dat pussy knows me better than I know myself ». Et ça fait huit ans que ça dure. Être emprisonné dans la friendzone est devenu son fond de commerce. Ce n’est pas faute d’avoir des vues sur les femmes des autres. Drake devra-t-il s’inscrire à Bachelor?
En plus d’arriver à la mauvaise saison, VIEWS n’est certainement pas le chef d’oeuvre annoncé. Cet opus pèche par sa longueur, elle accroît l’impression d’ennui. C’est bien dommage car il n’en demeure pas moins musicalement intéressant grâce à son équipe d’OVO Sound. Peut-être aurait-il fallu raboter l’album et virer quelques tracks redondantes. Seulement voilà, dans tous les cas, Drake n’a plus la fraîcheur du climat canadien. C’est au tour de ses jeunes protégés Majid Jordan, dvsn et Partynextdoor d’apporter plus de potentiel et de nouveautés.