Si on veut parler d’une grande époque du rap, transportez-vous en 1993/94. L’ex NWA Dr Dre et le baron rouge Suge Knight, géraient la structure Death Row, une machine qui domina de la Westcoast et rasa une partie de la Eastcoast jusque 1997 à peu près. Mais bien avant cela, petit prologue : Ice T engendra les prémices d’un rap dit ‘gangsta’, dont les Niggaz Wit Attitude avaient définitivement enfoncé le clou avec le grand classique Straight Outta Compton. Dr Dre, Andre Young de son prénom, avait par la suite découvert le talent d’un jeune dealer de Long Beach à la silhouette filiforme, tout de bleu vêtu (couleur du gang des Crips), au flow laid back et accrocheur, autant que son sobriquet : Calvin Broadus, alias Snoop Doggy Dogg.
Faisant sa première apparition sur la bande originale de Deep Cover (1991), il fit sensation sur l’oeuvre testamentaire The Chronic (1992), avec des tubes inoubliables comme « Let Me Ride« , « Ain’t Nuthin But A G Thang« ,… Le G Funk, diminutif de gangsta funk, était né, début de l’épopée Westcoast et d’un nouveau genre. N’oublions pas de mentionner d’autres groupes comme Above the Law pour avoir lancé ce style, fin de la parenthèse. Une signature un an plus tard sur le sulfureux label à la chaise électrique rouge sang, Snoop, en plein procès pour complicité de meurtre, lâche son premier album dirigé par son mentor Dr Dre, le très controversé Doggystyle (traduisez ‘levrette’). Un chef d’œuvre qui ne prenait pas de front mais tout le monde par derrière…
Beaucoup de qualificatifs et autres superlatifs sont nécessaires pour attribuer un juste titre honorifique à cet album absolument indispensable. Un pur concentré de lyrics crus et directs, misogynes à souhait, gangsta, hardcore et jouissif, le tout véhiculé par un flow lascif et calme, unique et inimitable. Dr Dre est aux commandes avec sa recette à base de lignes de basses ronflantes et puissantes mêlés à des mélodies de claviers aux essences de P Funk californien, et de cette matière première, des samples d’Isaac Hayes, George McRae, Slave, Curtis Mayfield et évidemment George Clinton The Parliament, Funkadelic qu’il pompa allègrement. Ces instrumentaus réchauffés au soleil de Los Angeles a enfanté un résultat sans précédent, à l’impact inégalé dans le monde du rap. On estime d’ailleurs les ventes de Doggystyle à environ 5 millions d’exemplaires dans le monde, sans compter tous les best of post-Death Row douteux et rébarbatifs. Un succès non seulement dû aux nombreuses qualités de cet opus mais surtout à la force du duo Snoop & Dre, mais surtout en la personne charismatique qu’est Snoop Doggy Dogg lui-même. Mais la révolution était en marche, le monde venait de connaître l’apologie d’un monde sans pitié où s’imposaient la touche gangsta (sur)réaliste et les bitches à la pelle dans les clips. D’ailleurs depuis, rien n’a vraiment changé dans le milieu du rap ricain…
Combien d’entre nous ont eu leurs premiers émois rapologiques cet été 94, où « What’s My Name » a débarqué sur nos ondes françaises. Rien que d’y penser d’ailleurs, c’est le genre morceau que l’on écouterait volontiers dans une Cadillac coupé à suspensions hydropneumatiques et autres chromes flamboyants, avec quelques filles sur la banquette arrière… C’est beau de rêver! Bref, la puissance de ce tube est toujours intacte et la nostalgie nous prend à chaque écoute… Le deuxième single « Gin & Juice » était dédié aux ‘gangsta party’ bien arrosées en compagnies de femelles peu farouches. Warren G, le demi-frère du docteur, l’inégalable Nate Dogg et Snoop ont formé leur premier véritable trio discographique, les 213, sur « Ain’t No Fun« . Et le thème du morceau est clair : c’est le mode d’emploi pour essayer de tremper sa nouille avec ce refrain à reprendre tous en choeur « it ain’t no fun/if my homies have none ». Des chiens en rut. Le couplet de Nate Dogg, du grand art. Une autre chanson d’anthologie est bien sûr le super smooth et funky « Doggy Dogg World« , où figurent en bonne place le Dogg Pound, alias Dat Nigga Daz et Kurupt. Tout ceci reflète les conditions d’enregistrement de l’album, une ambiance de studio à la cool, entre alcool, weed et filles.
Mais pour pouvoir vraiment écraser la Eastcoast une bonne fois pour toute, la conquête totale était nécessaire. Il fallait que chaque morceau, chaque interlude devienne culte (la radio W Ballz avec DJ EZ Dick!!!). Que toutes les planètes soient parfaitement alignées. Les inspirations directes de Slick Rick pour le légendaire « Lodi Dodi », « Tha Shiznit » avec son inoubliable air de flûte qui tranche avec l’uptempo tendu, « Murder Was The Case » qui allait donner son nom au film du même nom, ou plus mortel encore « Serial Killa » avec ce dingue de RBX et The D.O.C… D’une autre manière, Snoop fait preuve d’un réalisme très dur à faire pâlir des Rakim ou Kool G Rap (« Gz & Hustlaz« ).
A noter aussi que son premier album fut aussi le plus court, mais restera à jamais son plus grand classique qui permettra à Snoop d’entrer très vite dans le carcan des légendes vivantes. On apprendra des années plus tard que Dr Dre a rendu la version finale du mixage de Doggystyle de 24heures avant la date butoir et a du laisser des chansons de côté, faute de temps. Résultat, quelques chansons issues des sessions d’enregistrement verront le jour plus d’une décennie après sur une cassette de très mauvaise qualité, et parmi ces ‘leftovers’ qui ont failli ne jamais sortir des placards de Death Row, le titre « Doggystyle » avec George Clinton (tiens donc).
Grâce à ce chef d’oeuvre, la Westcoast est devenue indéniablement et définitivement incontournable dans le paysage musical mondial dans les mid-90s, en le prenant à quatre pattes… Epilogue : juste après la mort de 2Pac et la défection de Dr Dre est sorti Tha Doggfather, son 2e et dernier album chez Death Row. En fuite chez Master P, ce n’est qu’avec No Limit Top Dogg en 99 que Snoop Dogg s’est rallié avec Dr Dre, soit six ans plus tard.