C’est l’histoire d’un jeune dope dealer, Shawn Carter, qui a vu sa vie transformée par le rap. D’abord déniché par Clark Kent puis poulain de Big Jaz (connu aussi sous le pseudonyme de Jaz-O), celui-ci n’imaginait pas encore qu’au temps de ses premières rimes au début des années 90, avec sa coupe au carré et son flow mitraillette à la Fu-Schnikens, il deviendrait le King Of New York une décennie plus tard.
Rétrospective écrite en 2004 revue en 2016
En 1996, avec deux de ses comparses, Kareem Burke et Damon Dash, Jay-Z (qui s’écrivait avec un tréma sur le ‘y’) fonde son label, son entreprise, Roc-A-Fella Records (un jeu de mot créé à partir du nom du grand patron Rockfeller). Après tout, entre dealer et faire du music bizness (grâce à l’argent de la drogue en partie), il n’y a pas tant de différences que ça pour ces ghetto-entrepreneurs. Et pour renflouer les caisses, il sort son premier album Reasonable Doubt, enregistré dans les mythiques studios D&D. Un coup d’essai minutieusement calculé qui s’est transformé en coup de maître, puis temps faisant son oeuvre, en classique parmi les classiques made in New York que l’on connaît de fond en comble. Un succès phénoménal mais pas si inattendu: Jay-Z a un talent inné, un flow élastique, frais et technique et des rimes à tout bout de champs, le plus prodigieux étant qu’il ne les a jamais écrites, comme un certain Biggie Smalls…
Le contexte jouait en la faveur de Jigga à cette période particulière. Haï par 2Pac et frère d’arme de Notorious BIG, il se trouvait embrigadé au milieu d’une guerre où les rimes fusent comme des balles. Biggie n’était pas seulement qu’un frère d’arme, les deux compères sont issus de la même banlieue, ont fréquenté le même lycée, et utilisent la même technique d’apprentissage des lyrics basé sur la mémorisation. Pas étonnant qu’on les retrouve formant un duo de choc sur l’anthologique « Brooklyn’s Finest » sur ce sample funky de « Ecstasy » des Ohio Players.. « Can’t Knock The Hustle » est le premier gros tube de Jay-Z, parrainé par la grande reine Mary J Blige et « Ain’t No Nigga » avec la rappeuse Foxy Brown (pour qui il écrira de nombreux tubes) et produit par son mentor Big Jaz, le sera tout autant. Cet homme sentait le ghetto à plein nez, faisant souvent occurence de son passé de dealer de crack pour étoffer ses textes, ce qu’il conservera dans pratiquement tous ses albums qui viendront. Son jeune protégé des projects de Marcy Memphis Bleek, 17 ans, faisait sa toute première apparition officielle sur l’hypnotique et jazzy « Coming Of Age« . Bref, ça, tout le monde le sait.
Sur ce premier chef d’oeuvre, Jigga n’avait pas que du rap mafioso en stock (forcément quand on admirait Nas et Biggie…), il était porteur de discours politiques et réfléchis, à l’image de « Dead President II » avec son instru mélancolique (et ce sample de Nas) et « Politics As Usual« . Shawn donnait l’image d’une personnalité plus complexe qu’elle ne paraissait, pouvant donner un visage agressif comme sur « D’Evils » ou plus mélancolique avec la conclusion « Regrets« . On retiendra de lui qu’il était un bretteur de rimes hors-pair comme il le démontre sur le freestyle piquant « 22 Two’s« . Marque des plus grands de New-York, Jay-Z reçut la bénédiction de DJ Premier sur trois titres. Outre « D’Evils« , le producteur star de Gangstarr produit « Friend or Foe » et « Bring it on » avec Jaz-O et Sauce Money. Irv Gotti , futur boss et producteur à succès chez Murder Inc, posait sur Reasonable Doubt sa première pierre usant d’une boucle d’Isaac Hayes sur « Can I Live« , au contraire de Ski, auteur d’instrus inoubliables sur ce classique, retourné aussi sec dans l’anonymat.
C’est un album majeur du monde du rap. Après la fin du beef Bad Boy/DeathRow, Eastcoast/Westcoast, Jay-Z en est sorti grandi. Héritier légitime de Notorious BIG, il lui succèdera officieusement au trône du King Of NY. Un titre contesté par son ancien ami Nas, qui lui s’était autoproclamé Roi de la Grande Pomme. Il faudra attendre cinq ans avec The Blueprint pour que Jay-Z surpasse ce classique solide comme un roc.