Je me rappelle très bien de cet Hiver 2006. Sessions de partiels, nuits courtes, jours froids et sans soleil, déprime passagère, St Valentin seul, les conditions idéales pour avoir le moral au même niveau que les températures, soit autour de zéro. Une seule envie subsistait : m’enfermer dans ma piaule avec quelques films téléchargés pour ressortir avec le retour de rayons de soleil.
Mais une autre idée m’est venue pour éviter de tourner en rond à broyer du noir, comme flâner dans les rayons de Gibert Musique. Dans les rayons des nouveautés, que de vieux, il y a généralement peu de sorties intéressantes en début d’année. Si ce n’est ce disque là, dont j’ai lu énormément de bien sur Rap2K, avec sa pochette montrant le dessin d’Eve toute mignonne tendant une pomme. La tentation était trop forte.
Hormis ce que j’avais lu de A Piece of Strange, que c’était le 3e disque de ce groupe métissé du Kentucky pour résumer ainsi, j’ignorais tout de ce groupe qui portait ce nom amusant de CunninLynguists, amusant parce que j’avais l’esprit tordu à l’époque et qu’on n’avait parfois tendance à oublier un ‘n’ voir deux en écrivant leur nom. En tout cas, j’étais à des lieues d’imaginer que je tenais dans mes mains la source des moult merveilles. Immédiatement, j’ai été subjugué par les guitares de « Where Will You Be« , le blues qui émanait de cette introduction entrait en résonance avec mon humeur bad moment. Je n’étais pas prêt pour ces essences de blues et de gospel ténébreux qui imprègnent tout l’album.
C’est alors que j’ai fait connaissance avec les rappeurs Deacon The Villain et Natty et à la production, ce génie de Kno (et ce n’est pas un terme employé à la légère). Bienvenue officiellement dans le Kentucky, loin de l’urbanisme, des clichés bling bling, dans des terres ‘Répuritaines’. Autres moeurs, autre problèmes, mais la merde est la même : le racisme, l’abandon du gouvernement, la criminalité, les femmes… Les démons sous toutes ses coutures sont décrits à travers leur vision hip-hop sudiste, qu’ils représentent avec fierté et force sur « Since When?« . Les samples utilisés sont généralement à base de piano et d’orgues, avec des voix pitchés tombés du ciel (« Beautiful Girl« , « Hourglass« ). On a même droit à des scratches de Nas qui souffle sur les braises rouges de « Hellfire » et c’est d’enfer.
Ce chef d’oeuvre m’aurait été difficile de chroniquer à sa sortie il y a dix ans tellement j’étais à genou devant une telle beauté. Encore aujourd’hui ce n’est pas chose aisée, comme si A Piece of Strange me cachait encore de nombreux mystères et subtilités, comme une compagne qui garde ses secrets à double-tour et qu’on ne finit pas de découvrir au fil des ans. En améliorant mon anglais, j’ai pu me rendre compte de la trame de cet album structuré comme une histoire (le fantasme « Hourglass » suivi de « Beautiful Girl« , le spleen « The Gates » avec Tonedeff qui aboutit à « Hellfire« , etc…). La présence de Cee-Lo Green sur « Caved In » (utilisant un sample finement reggae) donne la piste pour déceler des influences des Outkast. La très belle écriture de Deacon et Natty laissent entrevoir la clairvoyance de leurs raisonnements et du drame des situations, parfois psychologiques, qu’ils relatent. Le militant Immortal Technique vient apporter un angle intéressant sur « Never Know Why » sur la question parfois délicate des couples noir/blanc, tandis que « Americans Love Gangsters » montre comment le pays de l’Oncle Sam entretient le crime. Quand nos rappeurs n’ont pas la parole, ce n’est pas pour mieux apprécier le silence mais les talents de producteurs de Kno avec ses superbes interludes instrumentaux (dont « Abstract/Reality« ). On ne le remerciera jamais assez d’avoir conclu avec du rock psyché sur « The Light« . La voilà, la percée de lumière que je cherchais tant cet Hiver 2006.
A Piece of Strange montrait une autre façon de concevoir le rap sudiste, le rap indépendant, une autre façon d’écouter de la musique rap. Avec les Atmosphere, les CunninLynguists étaient en haut du panier des groupes indie hip-hop. Cet album, particulièrement, demeure tout bonnement archangélique.
Un commentaire Ajouter un commentaire